Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire à l’Institut du monde arabe
Jusqu’au 14 janvier 2018
Dans le contexte géopolitique actuel, organiser une exposition sur les chrétiens d’Orient à l’Institut du monde arabe est un acte engagé. En effet, cette exposition phare arrive à un moment où l’histoire et l’avenir des chrétiens dans le monde arabe sont remis en question. La mission de l’IMA à cet égard est délicate. L’institution se doit, en tant qu’acteur culturel, de rester au-dessus de la mêlée politique et, surtout, de ne pas reproduire un discours qui conforte l’instrumentalisation que l’extrême droite française fait des chrétiens d’Orient. Pour autant, l’IMA n’est pas un acteur neutre. Fruit d’un partenariat entre la France et les Etats de la Ligue arabe, l’institution est une vitrine sur l’imaginaire et les intérêts que la France souhaite promouvoir au Proche-Orient. Ainsi, l’exposition développe trois thèses qui ne sont pas sans résonnance politique.
Evangéliaire de Rabbula, Syrie VIe siècle - Manuscrit enluminé sur papier, 292 folios © Biblioteca Medicea Laurenziana Plut. I, 56, f.1v
La première thèse est la plus évidente : l’histoire chrétienne et l’histoire du Proche-Orient sont inextricablement liées. Riche de plus de 300 pièces uniques qui illustrent l’histoire religieuse, culturelle, artistique et politique des églises proche-orientales, l’exposition développe un parcours chronologique saisissant. Ce parcours dessine la progression géographique du christianisme dans la région : d’abord l’espace de prédication de Jésus de Nazareth, puis les terres des premières visites apostoliques, puis des pans entiers de l’empire oriental. Mais, à partir du VIe siècle, cette période d’expansion se heurte à la conquête arabe et la domination musulmane. Au fil de ces périodes d’éclosion et de flétrissement, nous voyons se développer les pratiques liturgiques, les débats théologiques, les organisations ecclésiales et les stratégies de survie face aux incertitudes politiques qui contribueront à transformer la mémoire du message christique en cette religion chrétienne dont nous sommes aujourd’hui les héritiers, notamment en Occident.
La deuxième thèse de l’exposition porte justement sur la position intermédiaire des chrétiens d’Orient dans les relations entre les pouvoirs orientaux et occidentaux. Un document en particulier illustre les enjeux diplomatiques et interreligieux qu’entraînent ces relations : une lettre en calligraphie arabe adressée par le sultan Soliman au roi François Ier en 1533 et qui marque le début d’une série d’accords (« capitulations ») entre l’Empire ottoman et la France. Cette alliance répond aux intérêts stratégiques et commerciaux des deux parties face aux menaces de l’empereur Charles Quint ainsi que des Perses. Mais le roi François invoque aussi la protection des chrétiens en terre sainte comme motivation pour ces accords, insufflant un imaginaire qui veut que la France soit garante de la sécurité des chrétiens d’Orient.
Cet imaginaire perdure, même au XXIe siècle, dans une France républicaine et laïque. Prononçant un discours à l’occasion de l’ouverture de cette exposition, et en présence du président libanais Michel Aoun, Emmanuel Macron en faisait l’invocation explicite : « Je veux dire aux chrétiens d’Orient que la France est à leurs côtés, que notre priorité sera bien la défense de leur histoire. » Cette histoire diplomatique, où l’identité religieuse et les relations internationales s’entremêlent, s’immisce aussi dans l’élaboration de l’exposition : aucun objet en provenance de la Syrie ni de la Turquie, mais de nombreux prêts libanais. Nulle mention des relations entre l’orthodoxie russe et les églises proche-orientales. On note aussi l’absence de références aux relations entre les chrétiens d’Orient et les églises issues de la Réforme (en contraste avec une riche présentation portant sur l’ouverture de Rome sur l’Orient). S’il ne faut pas surinterpréter ces choix et ces silences, ils témoignent tout de même du positionnement français dans la région et de la position privilégiée du catholicisme romain dans l’historiographie française.
La troisième thèse de l’exposition est une apologie de la diversité religieuse dans le monde arabe. Le statut de dhimmi (« protégés » ou « tributaires ») que confère le droit coranique aux chrétiens leur offre une sécurité précaire (voir une insécurité latente), mais c’est aussi un cadre dans lequel ils sauront jouer un rôle majeur dans l’administration, la vie intellectuelle, sociale et culturelle des différents régimes musulmans dans lesquels ils vivent. Au cours du XIXe et du XXe siècle, l’avènement du nationalisme arabe et la dissolution de l’empire ottoman semblent promettre un avenir où les chrétiens auront toute leur légitimité dans une nouvelle culture arabe commune. Hélas, l’instabilité interne et l’ingérence extérieure prendront souvent le dessus avec des conséquences tragiques pour tous les habitants du Proche-Orient. Pour les chrétiens, cette période est marquée par des vagues de violences et d’exils qui entraînent une chute de leur nombre dans la région.
Dans le parcours de l’exposition, cette période contemporaine se distingue par un tournant dans l’approche muséographique. Pour aborder ces traumatismes récents, les commissaires privilégient des installations mémorielles et interprétatives. Grâce à des photographies, des témoignages personnels et des œuvres d’artistes, l’exposition traite du déchirement qu’entraîne l’exil forcé pour les chrétiens d’Orient, mais aussi pour les pays arabes qu’ils quittent. Ces récits véhiculent une crainte face à la perspective d’un Proche-Orient dépeuplé de ses minorités religieuses. Cette crainte s’inscrit dans l’imaginaire historique de la France protectrice des chrétiens d’Orient, mais elle provient aussi d’une anxiété plus fondamentale quant à la résilience des sociétés construites dans la diversité. Quand nous regardons de l’Occident vers l’Orient, nous cherchons aussi un miroir qui pourrait mieux nous révéler notre propre condition.
Cette ambitieuse exposition de l’IMA nous rappelle que le Proche-Orient, tel que nous le percevons aujourd’hui, n’est que l’extrémité d’un arc historique millénaire. Or la politique contemporaine est souvent emprise à une forme de myopie temporelle. Nous peinons à retracer les sources de nos conflits au-delà des événements les plus récents et nous dépendons trop facilement des derniers modèles théoriques en vogue. Sous le regard de l’histoire, la plus honnête des positions politiques serait une forme de quiétisme. Mais puisque nous sommes condamnés à devenir nous-même des acteurs de l’histoire, l’étude de celle-ci prône humilité, modération et compassion.
Alexis Artaud de La Ferrière